2011 Laurent Brunet
Un parcours de la sensibilité
Le parcours artistique de Georges Romathier ainsi que son positionnement dans le champ de l’art contemporain peuvent peut-être se condenser dans la question qu’il pose au début du film La Nature comme atelier [1] : « Comment vient-on à faire de la peinture quand on naît dans une famille où personne ne s’intéresse à l’art ? » La réponse à cette question simple est l’enjeu d’une œuvre, née d’un besoin puissant et constamment renouvelé de justifier sa vie dans l’acte même de la création artistique.
Georges Romathier naît à Lyon en 1927, et après des études secondaires, il suit les cours du soir à l’École des Beaux-Arts, et travaille seul dans cette ville. En 1953, il s’installe à Paris et suit les cours du peintre Jean Lombard. En 1957, Pierre Loëb se réserve, par contrat, l’exclusivité de ses œuvres, et dès l’année suivante, Romathier expose à la Galerie Pierre à Paris. Le célèbre galeriste écrit de lui :
Si nous attendons de la peinture les effets d’une drogue ou d’un excitant ; si nous nous essoufflons à pourchasser la dernière trouvaille, ou nous satisfaisons de jeux de l’esprit dits poétiques; si nous ne pouvons parler d’art moderne sans nous référer aux recherches spatiales, au « déclin de l’occident », aux conquêtes de la science, Georges Romathier ne saurait être notre homme; son art n’appartient pas à l’idée qu’on se fait aujourd’hui de l’avant-garde.
À cette époque, il peint de grands tableaux dits “ paysages anthropo-mor-phes ”. Les œuvres de cette période sont l’expression d’une problé-ma-tique qui ne cessera de le passionner : l’intégration de la figure humaine dans le paysage.
De 1958 à 1962, la Galerie Albert Loëb expose son travail à New-York.
Après la mort de Pierre Loëb, en 1964, son œuvre sera régulièrement exposée dans plusieurs galeries : Claude Bernard, Kriegel, Nane Stern, Étienne de Causans. En 1972, il participe à une exposition à Tokyo, au Japon. L’exposition « L’aventure de Pierre Loëb » sera montrée au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris, et au Musée d’Ixelles.
Dans les années quatre-vingt, les galeries Claude Aubry, Bellint vont exposer son œuvre. Dans les années quatre-vingt-dix, c’est le galeriste Lief Sthal qui va soutenir son travail en représentations internationales, lui consacrant un stand personnel à la Fiac 1990. En 1996, il participe à une grande exposition rétrospective organisée par l’Unesco.
En 1999, une exposition rétrospective est organisée par Marie-Christine Blanc au Centre d’Art d’Istres.
L’installation du peintre en charente maritime, depuis 1990, ouvre une autre période de création qui se poursuit aujourd’hui.
Révélation de la lumière en Provence
Pour aborder l’œuvre de Romathier, il faut évoquer la Provence, qu’il découvre dès ses jeunes années, et qui va être associée à son engagement dans la peinture, y laissant une empreinte jamais démentie.
À partir de 1961, c’est aux alentours du village d’Eygalières qu’il se rend, chaque été, pour se consacrer au travail d’après nature. L’usage des techniques varie et s’approfondit avec les années : dessin, aquarelle, lavis, et tempera qui sont toujours réalisés en très grandes séries, sur des formats et supports adaptés à chacun de ces médiums. Le plus remarquable dans ce rythme de travail, qui est aussi rythme de vie, consiste dans ce que j’appelerais volontiers « la dictée des saisons ». Durant un long été, qui selon les années commence au printemps et se termine parfois au début de l’automne, le peintre amasse une quantité considérable de notes, mais aussi d’œuvres réalisées sur le motif, en plein air. Puis, en automne-hiver, de retour à Paris, c’est dans l’atelier de la rue Saint-Blaise qu’il va considérer ce matériau prolifique, y retrouver l’ivresse des sensations cristallisées, mais aussi se livrer à l’exercice d’un regard critique, curieux, à la fois empathique et distancié envers sa propre production. Commence alors le second temps de l’œuvre, cette deuxième phase du travail pictural. Puiser dans cette généreuse matrice poétique, gorgée du soleil méridional, pour produire de nouvelles œuvres dans l’atelier parisien. Cela ne consiste jamais en une copie servile des notes dont il dispose, mais au contraire, Romathier tente de restituer la même émotion, le même climat qu’il a éprouvé auparavant face au spectacle naturel, en utilisant d’autres médiums, de nouveaux supports, sur d’autres formats. Cette transposition nouvelle dont l’authenticité est assurée par la vitesse d’exécution du geste ; geste qui semble porter en lui l’écho d’une mémoire organique de ce qui fut appréhendé, senti, non plus seulement face à la nature mais avec elle ; en elle. Laissons parler le peintre qui qualifie ces notes provençales comme « Un journal sensoriel » et surtout laissons la peinture nous parler d’elle-même…
La réinvention du nu
Les Lavis présentés cet été 2011 à la Galerie Ombre et Lumière à Saint-Malo se font l’écho de ce processus double qui vient d’être évoqué : saisie première, puis reprise du thème ; mais plus encore cristallisent, me semble-t-il, tout ce qui compte, et a toujours compté pour Georges Romathier, dans cette grande aventure de la sensibilité qui se conjugue indissociablement, dans la vie comme dans l’œuvre.
Voici que par un arc temporel considérable, ses lavis à l’encre de Chine font écho aux grandes huiles des « paysages antropomorphes » des années soixante, mais aussi aux magnifiques dessins, réalisés au crayon face au modèle vivant, dans la chaleur méridionale d’Eygalières, dans les années quatre-vingt. Une trentaine d’années plus tard, Romathier a réinterprété ces précieux dessins, avec ce langage d’encre, devenu privilégié, à force d’une feinte simplicité : le lavis avec sa vivacité et aussi son impossible repentir ! Mieux : par le format de ces lavis, l’ampleur des gestes picturaux, il a restitué à cette évocation du nu féminin, une échelle plus proche du corps. Rappelons que Romathier a préalablement peint de nombreux “ paysages ” avec cette technique du lavis, ceci pendant plusieurs dizaines d’années. Ce passage d’un genre à l’autre, du nu au paysage, est poétiquement traduit par le titre de l’exposition : « Glissement et pulsations d’un regard : du paysage au nu. Lavis» . Nous sommes invités à retrouver dans les arcanes du corps, celles de la nature, et en effet, la courbe d’un sein, le galbe d’une hanche font écho à la courbure des lignes de force d’un paysage, ou à la ramure d’un arbre. Mais, alors, ne sommes-nous pas également incités, par cette fusion dionysiaque, entre le corps et son environnement, à reconsidérer tout l’œuvre peint de Romathier, et à trouver dans ses paysages, dans leur luxuriance, leurs rythmes, leurs frémissements, l’écho diffracté d’une souveraine présence du corps ?
C’est que, le geste vital, la trace vivace des signes peints en constitue le nœud, là où s’articule une rencontre entre la sensation, le regard et la main. Caresses du vent tiède, caresses du regard du peintre, caresses de l’encre sur le support. Caresses, mais aussi combat, entre l’ombre et la lumière, mieux encore… étreintes.
Georges Romathier l’a dit : « La peinture reste pour moi essentiellement sensorielle. »