Du temps de Pierre Loeb à aujourd’hui

1979 Loïc Malle

Toujours dans l’entre-deux, ni tout à fait, ni partiellement; il y a plutôt des insurrections, parfois des résurgences, des retours ou des instantanés volés à l’éphémère; il y a le flou des vitesses lentes où s’appré­hende une foule de moments… Il y a la segmentation sérielle d’une perception enivrée : le pluriel des rythmes naturels face aux tensions d’un regardant. Ici règne la confusion des genres et la respiration haletante.
Romathier déjà inclassable au temps de Pierre Loeb qui écrivait en 1959 « son art n’appartient pas à l’idée qu’on se fait aujourd’hui de l’avant-garde» demeure toujours étranger aux courants (bien qu’on puisse lui trouver des antécédents, des coreligionnaires ou des héritiers). Telle une dialectique usée aux pulsions et aux répulsions, à la gestualité et à la distanciation, la peinture de Romathier vit sur ou à la limite des catégories: geste pur ou mise en scène, abstraction ou figuration, sens ou a/signifiance.
Où est le peintre et son sujet? Qui sont-ils?

I – Le spectacle de la nature

J’aimerais qu’on considère le travail de Romathier comme on approche Magritte, c’est-à-dire regarder ses toiles et lire leur titre. Les renvois linguistiques – haie, buisson, colline, tronc … dénoncent déjà la référence au réel et le plus ou moins grand degré d’iconisation des signes picturaux.
Tout bien considéré, d’un signe à l’autre, se manifeste un jeu de régressions et de complémentarités fonctionnant comme un tout, voire comme une composition: il y a la désignation et l’expression, l’apport culturel et l’innocence primordiale. Le spectateur — l’artiste, et le spectacle — la nature, entrent en conflit… ou en amour…
L’apparente abstraction picturale et les dénotata créent le lien entre l’émotion et les choses. En réalité, toute la peinture de Romathier pose le problème de l’interrogation plastique: qu’est-ce qui sépare l’ar­tiste de son sujet ou qu’est-ce qui les réunit? Qu’on cesse donc de parler de paysagisme abstrait ou d’abs­traction lyrique, car on occulte encore plus le fond du débat. .
La nature se donne au regard comme un ensemble en constant déséquilibre, – et en devenir ? ..
Pourtant elle est toujours la même; cette perception d’une nature diffractée, une et multiple à la fois, soumet l’artiste à certaines réactions, à certaines émotions. Simultanément désordonnée et centre de vie, la nature s’offre comme un espace de vitalités rythmiques et comme un ensemble de lois cycliques. Ici, se pose l’éternelle question déjà traitée par les religions du néolithique: celle de l’intégration du corps dans l’espace et le temps, ces derniers, étant suggérés par les cycles de la nature: les saisons, les jours, la lumière …

2 – Le geste

Il faut, dès lors, convenir de l’impossibilité de dissocier les indéterminations psychiques et organiques de l’artiste, des dynamismes rythmiques de la nature.
Pour cela, il suffit de poser en termes d’identification, le phénomène du geste car c’est lui qui constitue pour l’essentiel la part dite d’abstraction chez Romathier. Les rythmes de la nature semblent venir d’ail­leurs, forces incontrôlées et incontrôlables, premiers signes de la fusion de l’être au tout désordonné … Comme si, les pôles de la communication n’existaient plus, comme si le code avait disparu.
Qu’il soit biffage à la mine graphite ou griffure négative sur la pâte glycérophtalique, le geste atteste cette tension, cette pulsion qui peut apparaître comme les prémices d’une mise à mort. Laquelle? Celle de l’artiste face à ce qu’il voit, mort de l’artiste lui-même? Y voir plutôt une perte, une mise en abîme, une sublimation de l’acte violent. C’est en réalité de mimétisme ou d’identification qu’il faut parler. Il ne s’agit plus d’une pensée particulière séparée de l’extériorité mais d’une résorption, d’une dissolution de l’un dans la totalité.
Peut-être trouverons-nous là, réponse à la préférence de Romathier pour le carton comme support pictural: lui-même parle des vertus de sa porosité par opposition à l’impénétrabilité de la toile. Le choix n’est pas que symbolique; il correspond à une nécessité de neutralisation: s’accorder avec la matière, se fondre et se mêler à l’espace.

3– La série

Dessins et aquarelles, « saisis au vol» comme il l’écrit, sont exécutés dans une pratique sérielle. Le. même thème traité à l’infini, à mi-chemin entre la répétition et la différence permet l’accord physiologique de l’homme avec les phénomènes naturels. Un arbre, un buisson, une montagne réduits au petit format du carnet de notes … Des illuminations rimbaldiennes rassemblées dans « un espèce d’ordre », ou pratique cinématographique de l’image par image?
A travers cette expérience, il faut lire l’abolition de l’éphémère, la négation du présent en particulier, la reconstitution d’un rythme qui défie la durée. Plus que le temporel c’est l’intemporel que se propose de représenter la picturalité de Romathier.
La confusion de l’être avec son milieu passe par une asphyxie, elle-même provoquée par la polypho­nie informationnelle de la nature: la lumière change de température ou d’intensité, les roseaux oublient de poser; des taches, des bougés … ici règnent l’erreur de distance et de diaphragme.

4 – Les huiles

Pour cette raison, il faut abandonner le mythe envahissant de Pollock, de l’action painting et du dripping. Romathier n’écrit pas par signes, encore moins s’applique-t-il à une systématique du hasard. Le fait qu’il retravaille en atelier ses précipités ne doit pas aveugler. Il ya adéquation des gestes gravés dans la pâte et des gestes jetés sur le papier. L’artiste recrée le vécu dans l’exécution. Pour qu’il y ait identification, il faut que subsiste un tant soit peu de la distance entre lui et la nature. Le corps imite alors symboliquement les rythmes naturels; la dépossession reste partielle et donc contrôlée, c’est pour­quoi nous ne pouvons parler de pulsion de mort.
Au contraire, nous sommes avec lui au seuil d’une naissance cosmogonique; le foisonnement revit dans le relief et les gestes imposés à la matière-peinture. Il y a une dynamique du corps comme il y a une dynamique de la nature; l’un prolongeant l’autre; l’un et l’autre mêlés dans la matière colorée. La violence du geste de Romathier est mise en ordonnance formelle avec certaines plages presque liqui­des, de telle sorte qu’en surgissent d’autres strates ou d’autres lumières: l’épaisseur torturée jouxte le lissé des transparences; l’effusion et la révolte, la pulsion et la dépression. Le rythme du geste devient déjà représentation de la nature.
Le processus de Romathier peut paraître comme une démission de la vie pour une autre vie plus glo­balisante, plus accordée à l’extériorité – le lieu des détentes. Avant tout, les huiles de Romathier mon­trent l’ambiguïté dans laquelle s’installe l’expérience du peintre: l’imaginaire et la part de référence, à la réalité indiquent une pratique panthéiste où la perte de l’artiste n’est pas irréversible. Le travail , en atelier fonctionne comme une récupération et comme une expérience volontairement consommée.
Enfin de compte, dessins, aquarelles ou peintures parlent de l’obsessionnelle imprégnation de la nature.