Peintres et Ateliers

23 janvier 1986 Michel Chapuis

Entretien réalisé lors de l’émission « Peintres et Ateliers »
de Michel Chapuis, France Culture

M.C. Aujourd’hui nous accueillons Georges Romathier que j’avais été voir chez lui et qui a la chance d’exposer en ce moment dans trois villes, à Paris, à Lyon et à Toulouse, expositions de lavis et d’aquarelles. C’est un petit événement de pouvoir exposer en trois lieux différents, ce qui est fort sympathique ; ce que je voudrais savoir d’abord, c’est le point de départ de cette riche aventure : ça se passe donc dans un endroit précis, en Provence, à Eygalières. C’est un travail qui a duré plusieurs mois je suppose ?
G.R. Oui, pendant trois mois cette année, c’est-à-dire de juillet à septembre, comme depuis plusieurs années.
M.C. Alors trois mois pour travailler sur des lavis, c’est-à-dire sur des formats qui ne sont pas très grands.
G.R. Oui, 28 sur 48 cm.
M.C. C’est un travail qui se fait par la force d’un geste, avec ce brun et ce noir particulier, sur un papier teinté, c’est une chose un peu surprenante.
G.R. Oui, c’est un papier que j’avais trouvé un peu par hasard, je l’avais acheté en 1984 pour mon petit-fils, pour qu’il gribouille là-dessus, et je me suis aperçu que c’était un papier extraordinaire pour moi aussi, alors je l’ai utilisé.
M.C. Alors c’est donc une aventure ce qui se passe… j’ai des photos d’ailleurs du lieu là-bas, à Eygalières… il faut dire ce que c’est ce lieu, parce que les gens ne connaissent pas toujours la Provence, et ce que c’est qu’avoir la chance de pouvoir y vivre et y travailler. Mais y habiter en dehors des vacances, c’est aussi éprouver la dureté de ce que c’est la campagne, même si c’est en Provence. On voit bien d’après les photos, derrière la vitre de la porte, tout est noir à l’intérieur, la cheminée, les cailloux qui retiennent les papiers sur lesquels vous venez de travailler. Il y a sur toutes ces photos, de la lumière, du vert comme toujours à la campagne, mais il y a énormément de masses sombres.
G.R. Oui, le soleil donne des contrastes très forts ici, et je crois que c’est ce qui articule un peu tout mon travail, ce sont ces contrastes auxquels se prêtent de façon idéale les lavis, le lavis qui est par nature très délicat, mais aussi très brutal, qui permet des allées et venues, d’enrichir cette dynamique entre délicatesse et force.
M.C. Quand je vois les lavis il y a la trace foncée, d’un noir tranchant, lié à un ton ocré, mais il y a aussi des traits extraordinairement fins, qui sont comme sur une gravure, c’est-à-dire comme faits au burin ou à la pointe sèche, mais j’ajoute toujours que c’est une peinture, c’est toujours le pinceau qui domine, qui donne l’atmosphère de ce qui se passe… Alors ce pinceau il est fait comment, ce n’est pas du tout un pinceau chinois ou japonais ?
G.R. Non, pas du tout c’est une queue-de-morue, à 10 Francs pièce
M.C. Et il a convenu pour faire ce travail ?
G.R. Oui parfaitement, et il a convenu de plus en plus, à mesure que je m’habituais à lui et qu’il s’habituait à moi, à mesure qu’il s’use un peu.
M.C. Ils sont très très réussis. Je suis persuadé que si on mettait des choses qui viennent d’écritures chinoises ou japonaises, ce serait totalement différent, et je crois que le lieu, c’est pour ça que l’on a parlé d’atelier là-bas à Eygalières, commande un peu cette force justement par les contrastes très sombres et les taches claires.
G.R. Oui, oui.
M.C. Ça réclame une force.
G.R. Oui, en fait le mas est entouré de platanes, de marronniers qui dispensent une ombre intense.
M.C. Vous avez parlé dans un texte que vous avez écrit de « temps réel »; qu’est-ce que c’est que « le temps réel » ?
G.R. Ah, le temps réel, oui oui: parce qu’une peinture fait qu’on revient dessus, on recouvre, on recouvre de nouveau, tandis que ça, tout ce qui est fait, arrêté, il n’y a absolument pas de retour dessus et, c’est un de mes moments d’existence pendant trois mois, qui tombe sur le papier: c’est ça le temps réel, sans repentir.
M.C. Oui, mais est-ce que ça ne veut pas dire qu’il faille être en état de grâce pratiquement parce que… ça implique qu’il faut vivre d’une certaine manière… pour peindre ce genre de choses.
G.R. Il faut être comme on dit « branché », il faut être en accord avec le paysage autour de soi, avec le motif qui est aussi le motif de vivre, le motif d’aspirer à faire des choses.
M.C. Oui.
G.R. Et le motif c’est un peu ça maintenant, c’est percevoir, c’est être dedans, le motif au présent.
M.C. Oui, alors c’est « une lecture du dehors » dans un « temps réel » avez-vous écrit, avec « un geste grandeur nature » dites-vous, qu’appelez-vous « grandeur nature » ?
G.R. Grandeur nature, je pense que c’est un geste humain, normal, humble, sans gigantisme. On a tendance à aller au gigantisme maintenant et je veux me tenir en retrait de tout ça, je veux affirmer des choses avec force, mais sans gigantisme. Les choses s’additionnent, mais c’est additionnées les unes à côté des autres. Dans une grande chose on fait quelque chose de magistral, mais les petites choses à mon avis peuvent apporter en plus ce qui est peut-être une émotion un peu plus forte qu’une chose projetée, jetée.
M.C. C’est-à-dire au lieu de faire du spectacle on est dans une histoire très intérieure.
G.R. Voilà, et très intimiste finalement…
M.C. D’ailleurs c’est ce qui se passe dans les gravures de Goya, c’est pas grand, et c’est superbe…
G.R. Oui, parce que cette notion d’échelle… on nous montre des très grandes toiles, quand c’est reproduit c’est tout petit, alors le problème est toujours ailleurs, le problème est d’être à l’intérieur de soi, sur son papier aussi, c’est une chose qui se resserre toujours sur une chose saisie ou à saisir en fait. C’est une émotion, et peut-être qu’il faut traquer constamment… C’est … On est en éveil… On est en… On se balance aussi… Il y a une espèce de… on est perdu aussi, il y a une espèce de déperdition ou déperdition de l’être, de l’âme, on se cherche, c’est une quête.
M.C. Oui, et puis tout d’un coup quelque chose jaillit. Parce que c’est ça le résultat de ces lavis, un jaillissement ou parfois quelque chose qui se passe qui devient comme un objet étrange, presque religieux, il y a là quelque chose de très étrange dans ses gestes dont les lavis conservent la trace. Parce qu’il y a un jaillissement, cette écriture gestuelle… et malgré que ça soit gestuel, quelque chose ne nous fait plus du tout penser particulièrement à un geste, et c’est ce que je préfère d’ailleurs, ce sont ces aspects de certains lavis qui sont très simplifiés, où il n’y a presque plus qu’un seul trait…
G.R. Un seul élément…
M.C. oui un seul élément plutôt, ça doit vous satisfaire d’arriver à cela…
G.R. Eh… oui, oui, mais aussi, parce que je pense qu’il faut toujours continuer parce que c’est une manière d’inventorier, de se mettre en accord avec ce qu’il y a autour de moi et autour de ce que j’aime finalement, parce que j’aime cet endroit là.
M.C. Il y a une chose curieuse, c’est qu’en regardant ces lavis sur photo noir et blanc, c’est beaucoup moins beau que ce que l’on a par cette couleur du papier, de ce côté brou de noix, qui n’est pas complètement, uniquement un noir brutal, c’est-à-dire, il y a une force, et de la tendresse aussi…
G.R. Oui… Oui je pense qu’il faut cette tendresse, quand on est dehors… La nature est forte, et tendre… l’air est tendre, les choses que l’on fait pour y accéder sont tendres, et la brutalité n’est plus qu’un accessoire presque… intellectuel.
M.C. Voilà nous sommes arrivés au bout je m’empresse de dire que tout cela est très beau je voudrais que les gens qui sont à Lyon aillent voir ce qui se passe là-bas, c’est à la galerie Alice Chartier, 18 rues Auguste Comte. À Paris c’est à la galerie Bellint, 28 bis boulevard Sébastopol dans le quatrième. À Toulouse c’est à la galerie Pierre Jean Meurice, 22 rue La Fayette.